1993
CINQ POÈMES du ROMANCERO GITAN de Federico García Lorca 47’
pour soprano, baryton et trio piano-violon-violoncelle (en langue espagnole)
- Preciosa y el aire
- La monja gitana
- Romance de la pena negra
- Muerte de Antoñito El Camborio
- San Gabriel (Sevilla)
présentation
Démon de la mise en musique… Comme tant d’autres j’ai osé m’approprier, unilatéralement et impunément, un chef d’œuvre universel de la poésie moderne, le temps d’y blottir la réalité incertaine de mes fantasmes sonores, à la manière dont un bernard-l’ermite love son corps informe, vulnérable et périssable dans la conque qui l’abrite, minérale, immortelle, merveille géométrique et joyau de la nature. C’est que dans l’intimité silencieuse qui se noue entre le lecteur et le poète, la musique n’est plus qu’un bruit parmi d’autres, importun et futile. Mais parce que ce lecteur est musicien, chaque lecture enthousiaste et émue le mettra au défi d’y mettre bon ordre, de donner une chair non au poème mais à ses émotions insaisissables et mort-nées.
Guère scolaire, tout empirique, le travail d’interprétation que nécessite la mise en musique peut éclairer de façon particulière les concepts de forme, de rythme, de structure de par la matière vivante, “organique”, dont la musique va enrober le poème ― en cela plus efflorescence que broderie ― et par laquelle elle le contraint fortement.
En épousant aussi étroitement que possible l’écoulement métrique et rythmique du texte, en le distordant parfois ― dans les limites de la trahison (l’idée d’une prosodie erronée devrait terroriser tout compositeur !) ― la musique opère des choix univoques. En dotant les voyelles d’un éclat aux nuances harmoniques choisies, elle va orienter l’intelligibilité du texte dans un moule mélodique définitif, qui devra pourtant donner à l’auditeur, à chaque nouvelle écoute, le sentiment d’une liberté jaillissante, celle de l’improvisation. Là est le point où jaillissent indissolublement la prosodie et la musique, désormais séparées dans une direction propre au poète d’une part et au musicien de l’autre ― ne fût-ce que sur le plan de la métrique, vocable qui pour nous musiciens concerne aussi l’espace à structurer entre les paroles.
Car si dans la partie chantée tout semble contrainte, voie violence faite par la musique au texte, il n’en est pas de même dans l’accompagnement instrumental qui (comme la nature par une fenêtre ouverte fait irruption dans une pièce) donne chair à l’inconscient éveillé par le texte, et même anticipera largement, tel un décor planté, la dimension circonstancielle que le texte ne délivre qu’au fur et à mesure de la déclamation : ambiance nocturne, solitude, hébétude des heures chaudes, violence, pitié, frayeur, tendresse émerveillée.
Effectivement il est impossible musicalement de rester à la traîne de ce que dit le texte quand et seulement quand il le dit, car le propre de l’idée musicale est d’être synthétique, à l’instar du symbole, dans une simultanéité temporelle que le texte ignore : par sa seule apparition elle illustre instantanément, sinon tout le poème, du moins l’enjeu de toute une section. Dans le cadre ici confié au trio instrumental piano-violon-violoncelle se déploie l’écoulement prosodique incarné par une ligne vocale en devenir, cette mélodie symbolisant la personne tout entière présente à elle-même à chaque instant, telle une destinée singulière au sein d’un cosmos reconstitué. C’est là tout le prix du travail du musicien, du moins à ses propres yeux : non seulement ― tel le bernard l’ermite ― investir la conque qui le fait exister, mais recréer tout un océan autour d’elle.
On voit donc, au-delà du phénomène d’efflorescence dont j’ai parlé, que la musique ne se limite pas à enrouler le texte telle une plante grimpante, mais qu’elle pose par sa seule présence la double nécessité de sa forme propre dans le respect de la forme du poème ― sinon elle n’est que parasite. Tout ce qui vient d’être dit agite depuis les origines la question de l’opéra en tant que genre ; avec certes des chefs-d’œuvre, mais pas de réponse parfaite.
C’est dire qu’avant même d’entrer dans la composition, le choix et l’ordre des cinq extraits répondaient à une exigence de structure, et ont résulté d’affinités, d’équilibres et de récurrences entrevues sur différents plans :
- un drame central qui se joue au cœur de chaque romance, et se dénoue à sa manière propre : hallucination panique (I), sensuelle (II), désespoir (III), meurtre (IV) et enfin ― seule apparition heureuse ― le mystère de l’Annonciation sous la forme d’un entretien enamouré (V);
- la voix tantôt solitaire, tantôt dialoguée, mais toujours sexuée en fonction du protagoniste ou du narrateur. L’alternance des deux chanteurs s’est imposée de par la forme des poèmes I, III et V, tandis que les deux poèmes pairs sont à voix seule, respectivement de femme et d’homme. Cela n’empêche pas le dédoublement possible d’une même voix, tel le Poète apostrophant Antoñito El Camborio (IV) ;
- la vie nocturne, non pas ténébreuse mais remplie de phosphorescences, omniprésente (à deux exceptions qui n’en sont peut-être pas : les lueurs de l’aube dans le Romance de la Pena negra, lumière tout indirecte, et le plein soleil qui sévit hors de l’ombre protectrice du couvent où se morfond la Monja gitana, soleil fui à l’instar des soleils meurtriers de ses délires sensuels, aussi vite résorbés dans la pénombre irisée des persiennes jointes)
La présentation des cinq pièces tâchera de mettre en évidence les ressources musicales exploitées en matière d’évocation synthétique des atmosphères, de conduite des situations et de récurrence des idées musicales, le tout en liaison avec les besoins formels (notamment de culmination et de bouclage).
I ― PRECIOSA Y EL AIRE (n°2)
La 1ère partie en quatre quatrains campe un paysage nocturne, vaste et solitaire. Il s’agit de déterminer l’espace propre à ce tableau : obscurité, immensité, tambourin, silence, la mer présente mais invisible, la sierra lointaine, le sommeil des hommes.
Tout ce début constitue un premier battement formel, comme l’atteste le retour des deux premiers vers en début de partie centrale ― ce qui doit être à mon sens scrupuleusement repris musicalement car c’est ce qui conditionne le plus efficacement, en un second battement, l’irruption de l’inattendu, en l’occurrence une personnification fantastique du vent mêlant épouvante et luxure.
A la fixité de la vision horrible répond une fuite panique, où rien n’offre plus de protection, la nature innocente du début semblant elle-même terrorisée et impuissante.
Seule l’humanité endormie apporte en une 3e partie le refuge salvateur, le dénouement du drame (la récurrence du motif “En los picos de la sierra…” permet cet effet de bouclage) ― sans cependant que la rage du vent ne s’apaise, ce que permet d’illustrer la permanence de l’agitation instrumentale au second plan, avec le paroxysme conclusif.
On a un exemple dans cette fin des possibilités formelles qu’offre la musique : récurrence conclusive, et simultanéité de situations (le vent au-dehors et l’abri retrouvé) que le texte n’explicite que de façon successive.
II ― LA MONJA GITANA (n°5)
Au caractère de conte fantastique attribué à la phobie sensuelle de la petite héroïne de Preciosa y el Aire succède dans la Monja Gitana un drame tout intérieur, une bouffée hallucinatoire de désir sensuel chez cette recluse, le couvent qui l’enferme étant lui-même prisonnier d’une nature que j’imagine écrasée de soleil au plus fort du jour.
Dans cette hébétude de l’ennui, chaque objet dépasse la métaphore poétique pour devenir hallucination, graduellement, jusqu’au paroxysme : “¡Oh ! que llanura empinada (…) fantasía”. Puis retour laconique en guise de bouclage : “Pero sigue con sus flores”.
Les idées musicales suivent cette structure faite de battements successifs, croissant en tension par rapport à un état pratiquement inerte (…et quel défi de devoir mettre en musique “Silencio de cal y mirto” !).
Mais cette immobilité apparente doit pouvoir être contenue dans une entité mélodique, symbole sensible d’une destinée particulière : même très distendue, on doit pouvoir la retrouver à chaque moment où le poète reprend appui sur la réalité : “Cinco toronjas se endulzan / en la cercana cocina” et “Pero sigue con sus flores”.
Cette longue mélodie symbolise sa condition de nonne, cependant que tous les épisodes intermédiaires y compris la chevauchée centrale, vains débordement de sa nature de gitane, illustrent tout ce à quoi elle a dû renoncer : les couleurs irisées du lustre à pampilles, les fleurs exubérantes de sa broderie, les oranges amères qui confisent, écorchées, en suintant comme les plaies du Christ, enfin les cavaliers dans le paysage, annonciateurs d’un orgasme dévastateur.
Pourtant tout cela n’est rien face aux réalités cachées, qui seules subsistent, indifférentes, telle la lumière filtrant en damier tout en haut des persiennes : où l’on retrouve dans la dernière page la mélodie solitaire montant sans fin et se perdant dans l’aigu.
III ― ROMANCE DE LA PENA NEGRA (n°7)
On quitte l’ombre diurne pour retrouver ici le creux de la nuit, peu avant l’aube. Le silence évoqué, bien qu’aux antipodes de celui du plein soleil, est également inhumain. En continuité avec la Monja gitana, nous sommes aux prises avec un drame tout intérieur, où la solitude dévore jusqu’au nom de l’héroïne, Soledad Montoya. Son portrait fait apparaître un élément mélodique plus accablé encore que celui de la nonne (“Yunques ahumados…”), dont la récurrence participera ici encore au bouclage de la pièce.
Son mal est plus mystérieux encore que les frustrations de la nonne : nous n’en saurons pas plus à la fin sur sa peine ― la Pena, un spleen gitan caractéristique ― cela malgré l’apostrophe que lui adresse le Poète et l’accueil revêche qu’il reçoit.
Cette descente du Poète en personne auprès de ses personnages, nous la retrouverons dans la pièce suivante, Muerte de Antoñito el Camborio, dialogue ultime avec un désespéré, là aussi.
Comme un double en négatif de l’exaltation sensuelle de la nonne (II), ce qui est encore une forme de continuité, nous assistons ici à une crise de furie désespérée, préfigurée à nouveau par la métaphore de chevauchée : s’abandonner à la peine solitaire est comparé à un cheval emballé qui court se noyer dans les vagues. La mise en garde tombe à plat et la pitié affichée par le Poète achève de déchaîner la crise de l’incomprise.
Pendant ce temps, fille du silence nocturne initial, l’aube est arrivée et l’aurore pointe, colorant le cours paisible et indifférent de la rivière.
IV ― MUERTE DE ANTOÑITO EL CAMBORIO (n°12)
Seul des cinq poèmes à ne pas respecter l’ordre de succession dans le recueil, Muerte de Antoñito el Camborio prend cette 4e place par nécessité d’intercaler un solo masculin symétrique à celui qu’ occupe à la 2e place le solo féminin de la Monja gitana. Et de fait, il s’agit ici pour la première fois d’une histoire d’hommes : un meurtre en embuscade. Drame de l’envie, de la jalousie, du désir peut-être, retourné en sacrifice émissaire : “Du sang, de la volupté et de la mort”, comme titrait Maurice Barrès.
La forme du poème introduit à nouveau en guise de pivot, comme dans la Pena negra, une apostrophe directe du Poète à son personnage, dans un temps suspendu, comme un ralenti cinématographique ou un arrêt sur image. Le choix musical qui s’est imposé a été ― à l’inverse de la Monja Gitana, qui partait de l’immobilité et qui y revenait à l’issue de son délire ― de créer l’immobilité comme espace de ce dialogue irréel au cœur du drame.
Tout le début sans piano installe un climat fatal et rageur, sur un rythme de marche toute d’élégance virile, avec les déformations que tente de lui imprimer la lutte inégale et les assauts des agresseurs. Les mêmes mots (Voces de muerte sonaron cerca del Guadalquivir) reviendront variés de deux façons différentes selon selon leur place formelle.
L’entrée du piano permet ― disparu qu’il était du champ instrumental ― de dramatiser d’un ressort supplémentaire la partie centrale, en précipitant et en suspendant à la fois, dans son élan, les phrases successives : à chaque fois qu’il se fige, ne laissant plus que le battement inexorable du violoncelle dans le vide, se déploie dans un temps suspendu le dialogue entre Antoñito et Federico. Chacun y fait entendre sa voix propre, ce qui requiert une prouesse de la part du chanteur sur deux tessitures. Le battement se ralentit à l’évocation ultime de la Vierge, et le Poète se retire dans un silence. García Lorca ne nous épargne rien de la tragédie du meurtre en direct, prémonition bouleversante de sa propre tragédie.
En guise de bouclage, une certaine symétrie apparaît du fait du retour de la marche, mais celle-ci est profondément transformée. Tout comme l’ange marchoso (solennel et flegmatique à la fois) s’est substitué au jeune homme pour lui rendre hommage, la marche passe à trois temps, dont deux s’appuient sur un silence. La transition est toute trouvée pour la dernière pièce du cycle.
V ― SAN GABRIEL (SEVILLA) (n°10)
Le dernier volet d’un cycle pose toujours au compositeur une double exigence formelle, manifeste dans les répertoires de la symphonie et de la musique de chambre : réaliser non seulement l’équilibre interne du processus de déploiement / culmination / réintégration et bouclage d’une part, mais aussi la fonction de bouclage ou péroraison pour le cycle entier. C’est dire qu’à l’énergie propre de la dernière pièce se rajoute l’énergie accumulée des précédentes dans la gestion conclusive.
Cette problématique peut obéir ou non à la composition du recueil prévue par le poète. Ce n’est pas le cas ici, dès lors que l’on choisit cinq poèmes au détriment des treize autres. Le choix que j’ai fait de San Gabriel pour conclure permettait de conjuguer un certain nombre de facteurs d’équilibre “symétrique” au sens conclusif :
une forme requérant le dialogue des deux voix chantées homme-femme ;
- un instant d’émerveillement et de grâce après avoir traversé l’épouvante, le chagrin et la tragédie ;
- des récurrences d’idées musicales ― éveillant donc la mémoire ― mais réorientées, libérées de leur charge symbolique initiale.
Le rapport entre le céleste et le charnel atteint dans ce poème une subtilité insaisissable, où le merveilleux presque oriental (au sens du conte) et le mystère de l’Incarnation sont mêlés en une profusion métaphorique qui inverse l’ordre habituel ― le réel devenant la métaphore du surnaturel, l’Archange et la Vierge sont vrais, et le couple de jeunes gitans n’est qu’une image. Ce ne sont plus les créatures qui sont belles comme des dieux, mais les personnages divins qui sont beaux comme des créatures. Peut-être que s’exprime là l’un des traits les plus attachants de la personnalité de Federico García Lorca, de son esthétique et de sa modernité. Une fraîcheur de regard, une innocence qui sanctifie spontanément la création, au fond un christianisme poétique bien moins hétérodoxe qu’il n’y paraît… “Et l’arbre de la grâce est raciné profond / Car le surnaturel est lui-même charnel”. (Charles Péguy, Eve. décembre 1913).
En accord avec lui-même, son archange n’a rien d’androgyne : c’est un gars dont la beauté en impose au monde, à l’air, a la mer, à la nuit étoilée, aux guitares qui se mettent à jouer toutes seules. Il m’a paru évident de reprendre pour cet énoncé le rythme et le motif chanté de la marche lasse de l’ange marchoso (solennel et flegmatique) qui à la fin de la pièce précédente place un coussin sous la tête d’Antoñito massacré. Mais cette récurrence thématique est à nouveau totalement redirigée, réorientée. C’est la soprano qui évoque ce charme alliant flegme et fièvre ― le rythme étant tout à la fois contenu par le piano et agité du frémissement des cordes ― et une lumière nouvelle, quoique nocturne, procédant du mode majeur.
On retrouve également dans cette première partie consacrée au Visiteur la course, cette fois apaisée, du cheval emballé vers les vagues (cf. la Pena negra), là aussi illuminée par l’émerveillement.
Troisième récurrence musicale transfigurée : la rencontre se fait sur le battement qui ouvrait une brèche dans le temps et l’espace de Muerte de Antoñito el Camborio. Cette fois-ci il n’entrave en rien l’attendrissement qui précède la saeta.
Le dialogue de l’Annonciation lui-même alterne l’effusion d’allégresse mystique et sensuelle d’Anunciación (toujours cette particularité gracieuse de l’onomastique espagnole de donner un attribut de la Vierge Marie comme prénom : comme Soledad Montoya dans la Pena negra, on a ici Anunciación de los Reyes), sur le mode d’une saeta, aux annonces hiératiques de l’archange, qui à chaque reprise se fondent davantage dans l’indétermination sibylline du mystère prophétique :
- Tendrás un niño más bello / que los tallos de la brisa.
- Tu niño tendrá en el pecho / un lunar y tres heridas.
- Áridos lucen tus ojos, / paisajes de caballista.
A ces derniers mots apparaît pour la troisième fois le motif de la cavalcade du cheval emballé, cette fois pris au piano en fond sonore, complètement apaisé et débarrassé de son destin fatal : tandis que les paroles de l’archange résonnent à l’esprit de Anunciación et que l’enfant fait plus que tressaillir dans son sein (“El niño canta en el seno de Anunciación sorprendida”), les cordes font s’élever de façon à peine perceptible le Veni Creator grégorien.
La fin de l’apparition approche, l’air se raréfie tandis que l’archange remonte au ciel par une échelle, comme dans une icône byzantine. Les étoiles, liserons ouverts à son arrivée, se sont figées en immortelles. Seul subsiste l’écho de la marche de l’ange.
C’est vainement que l’on chercherait à imaginer la musique que García Lorca ― qui était musicien avant de se révéler écrivain ― aurait réalisée sur le Romancero gitan. S’il ne l’a pas fait, c’est certainement qu’il n’en sentait pas la nécessité.
Quelle musique en revanche aurait-il tolérée de la part des autres ? la question est tout aussi vaine mais plus inconfortable… Qu’il me soit néanmoins permis de penser, en musicien qu’il était, que ses élans et ses idées poétiques passaient intérieurement par un stade plus ou moins musical avant de prendre forme littéraire. Cela me l’aura rendu spécialement proche dans cette aventure.
I ― Preciosa y el aire
Preciosa tocando viene
por un anfibio sendero
de cristales y laureles.
El silencio sin estrellas,
huyendo del sonsonete,
cae donde el mar bate y canta
su noche llena de peces.
En los picos de la sierra
los carabineros duermen
guardando las blancas torres
donde viven los ingleses.
Y los gitanos del agua
levantan por distraerse,
glorietas de caracolas
y ramas de pino verde.
*
Su luna de pergamino
Preciosa tocando viene.
Al verla se ha levantado
el viento, que nunca duerme.
San Cristobalón desnudo,
lleno de lenguas celestes,
mira a la niña tocando
una dulce gaita ausente.
Niña, deja que levante
tu vestido para verte.
Abre en mis dedos antiguos
la rosa azul de tu vientre.
Preciosa tira el pandero
y corre sin detenerse.
El viento-hombrón la persigue
con una espada caliente.
Frunce su rumor el mar.
Los olivos palidecen.
Cantan las flautas de umbría
y el liso gong de la nieve.
¡ Preciosa, corre, Preciosa,
que te coge el viento verde !
¡ Preciosa, corre, Preciosa !
¡ Míralo por donde viene !
Sátiro de estrellas bajas
con sus lenguas relucientes.
*
Preciosa, llena de miedo,
entra en la casa que tiene,
más arriba de los pinos,
el cónsul de los ingleses.
Asustados por los gritos
tres carabineros vienen,
sus negras capas ceñidas
y los gorros en las sienes.
El inglés da a la gitana
un vaso de tibia leche,
y una copa de ginebra
que Preciosa no se bebe.
Y mientras cuenta, llorando,
su aventura a aquella gente,
en las tejas de pizarra
el viento, furioso, muerde.
Au son d’un tambourin lunaire
Preciosa s’avance
par un sentier équivoque
entre miroirs et lauriers.
Le silence sans étoiles,
chassé par le doux tapage,
plonge où la mer se brise, et chante
sa nuit poissonneuse.
Sur les crêtes de la montagne,
les carabiniers somnolent
en veillant les blanches villas
où demeurent les Anglais.
Et les gitans du rivage
dressent, pour passer le temps,
des tonnelles de coquillages
et de rameaux de pin.
*
Tapotant sa lune de parchemin
Preciosa s’avance.
A sa vue, le vent s’est levé
qui jamais ne reste en repos.
Un grand Saint Christophe tout nu,
couvert de langues de feu,
regarde la petite en jouant
d’une douce musette invisible.
Fillette, laisse-moi soulever
ta robe, que je te voie.
Fais s’ouvrir entre mes doigts sans âge
la rose bleue de tes entrailles.
Preciosa jette le tambourin
et court sans s’arrêter.
Le vent la poursuit tel un soudard
de son épée brûlante.
La mer hérissée gronde.
Les oliviers blêmissent.
On entend les flûtes du versant sombre
et le gong étal de la neige.
Cours, cours, Preciosa,
il t’attrape, le vent verdâtre !
Cours, Preciosa, cours !
Regarde, le voilà qui arrive !
Satyre constellé d’étoiles infernales,
scintillant de toutes ses langues.
*
Preciosa, transie de peur,
se précipite dans la maison qu’occupe,
au-dessus de la pinède,
le consul des Anglais.
Effrayés par les cris
trois carabiniers accourent,
ceints de leur cape noire
et le bicorne sur les tempes.
L’Anglais offre à la gitane
une tasse de lait tiède,
et un verre de genièvre
auquel Preciosa ne touche pas.
Et tandis qu’en pleurant, elle raconte
son aventure à ces gens-là,
sur l’ardoise des toits
le vent, furieux, se brise les dents.
II ― La monja gitana
Malvas en las hierbas finas.
La monja borda alhelíes
sobre una tela pajiza.
Vuelan en la araña gris,
siete pájaros del prisma.
La iglesia gruñe a lo lejos
como un oso panza arriba.
¡ Qué bien borda ! ¡ Con qué gracia !
Sobre la tela pajiza,
ella quisiera bordar
flores de su fantasía.
¡ Qué girasol ! ¡ Qué magnolia
de lentejuelas y cintas !
¡ Qué azafranes y qué lunas,
en el mantel de la misa !
Cinco toronjas se endulzan
en la cercana cocina.
Las cinco llagas de Cristo
cortadas en Almería.
Por los ojos de la monja
galopan dos caballistas.
Un rumor último y sordo
le despega la camisa,
y al mirar nubes y montes
en las yertas lejanías,
se quiebra su corazón
de azúcar y yerbaluisa.
¡ Oh ! qué llanura empinada
con veinte soles arriba.
¡ Qué ríos puestos de pie
vislumbra su fantasía !
Pero sigue con sus flores,
mientras que de pie, en la brisa,
la luz juega el ajedrez
alto de la celosía.
Silence. Murs de chaux. Myrtes.
Des mauves parmi les herbes folles.
La religieuse brode des giroflées
sur une toile écrue.
Dans la grisaille du lustre
volètent les sept oiseaux du prisme.
Au loin l’église grogne d’aise
comme un ours couché sur le dos.
Qu’elle brode joliment ! et quelle grâce !
Elle voudrait tant faire naître,
sur la toile écrue,
les fleurs de sa fantaisie…
Ah ! le beau tournesol ! Et ce magnolia
de paillettes et de rubans !
Et ces crocus, et ces lunes
pour la nappe d’autel !
Cinq oranges amères confisent
dans la cuisine toute proche ;
les cinq plaies du Christ,
tranchées à Almería.
Dans les prunelles de la sœur
surgissent deux cavaliers au galop.
Une rumeur sourde, venue de l’horizon
lui soulève la poitrine et,
à la vue des nuages et des monts
dans les lointains figés,
son cœur de sucre
et de verveine se brise.
Oh ! cette plaine dressée
avec ses vingt soleils, là-haut !
Ces rivières soulevées
le temps d’un songe !
Mais elle revient à ses fleurs
tandis que, debout dans la brise,
le soleil joue aux échecs,
tout en haut de la jalousie.
III ― Romance de la pena negra
cavan buscando la aurora,
cuando por el monte oscuro
baja Soledad Montoya.
Cobre amarillo, su carne,
huele a caballo y a sombra.
Yunques ahumados sus pechos,
gimen canciones redondas.
Soledad : ¿ por quién preguntas
sin compaña y a estas horas ?
Pregunte por quien pregunte,
dime : ¿ a ti qué se te importa ?
Vengo a buscar lo que busco,
mi alegría y mi persona.
Soledad de mis pesares,
caballo que se desboca,
al fin encuentra la mar
y se lo tragan las olas.
No me recuerdes el mar,
que la pena negra, brota
en las tierras de aceituna
bajo el rumor de las hojas.
¡ Soledad, qué pena tienes !
¡ Qué pena tan lastimosa !
Lloras zumo de limón
agrio de espera y de boca.
¡ Qué pena tan grande ! Corro
mi casa como una loca,
mis dos trenzas por el suelo,
de la cocina a la alcoba.
¡ Qué pena ! Me estoy poniendo
de azabache, carne y ropa.
¡ Ay mis camisas de hilo !
¡ Ay mis muslos de amapola !
Soledad : lava tu cuerpo
con agua de las alondras,
y deja tu corazón
en paz, Soledad Montoya.
*
Por abajo canta el río :
volante de cielo y hojas.
Con flores de calabaza,
la nueva luz se corona.
¡ Oh pena de los gitanos !
Pena limpia y siempre sola.
¡ Oh pena de cauce oculto
y madrugada remota !
Les coqs piquent et creusent une brèche
à la recherche de l’aurore,
lorsque de la montagne sombre
descend Soledad Montoya.
Sa chair de cuivre jaune
sent le cheval et l’ombre.
Ses seins, deux enclumes brunies au feu
gémissent de chansons toutes rondes.
― Soledad, qui cherches-tu,
toute seule, et à cette heure ?
― Celui-là ou un autre, dis :
qu’est-ce que ça peut bien te faire ?
Je cherche ce qui me plaît :
ma joie, ma personne.
― Soledad, ô mon chagrin,
malheur au cheval qui s’emballe :
c’est à la mer qu’il finit
et les vagues l’engloutissent.
― Ne me parle pas de mer :
c’est au pays des oliviers
que jaillit la peine noire,
sous le murmure des feuilles.
― Soledad, que de peine !
et comme elle me navre !
Tu pleures des larmes de citron,
amères d’attente et de soif.
― Qu’elle est grande, ma peine !
Je tourne chez moi comme une folle,
mes tresses battent le sol
de la cuisine jusqu’à ma couche.
Oh ! ma chair et ma robe
en sont noires comme le jais.
Hélas ! mes chemises de fil !
Hélas ! mes cuisses de pavot !
― Soledad, lave-toi
dans le bain des alouettes
et puis laisse reposer
ton cœur, Soledad Montoya.
*
Vers le bas chante la rivière,
volant déployé de ciel et de feuilles.
De fleurs de coloquinte
le nouveau jour se couronne.
Ô peine des gitans !
Peine limpide, à jamais solitaire.
Ô peine qui dissimules ton cours
et dont l’aurore tarde, sans fin !
IV ― Muerte de Antoñito el Camborio
cerca del Guadalquivir.
Voces antiguas que cercan
voz de clavel varonil.
Les clavó sobre las botas
mordiscos de jabalí.
En la lucha daba saltos
jabonados de delfín.
Bañó con sangre enemiga
su corbata carmesí,
pero eran cuatro puñales
y tuvo que sucumbir.
Cuando las estrellas clavan
rejones al agua gris,
cuando los erales sueñan
verónicas de alhelí,
voces de muerte sonaron
cerca del Guadalquivir.
*
Antonio Torres Heredia,
Camborio de dura crin,
moreno de verde luna,
voz de clavel varonil :
¿ Quién te ha quitado la vida
cerca del Guadalquivir ?
Mis cuatro primos Heredias
hijos de Benamejí.
Lo que en otros no envidiaban,
ya lo envidiaban en mí.
Zapatos color corinto,
medallones de marfil,
y este cutis amasado
con aceituna y jazmín.
¡ Ay Antoñito el Camborio,
digno de una Emperatriz !
Acuérdate de la Virgen
porque te vas a morir.
¡ Ay Federico García,
llama a la Guardia Civil !
Ya mi talle se ha quebrado
como caña de maíz.
Tres golpes de sangre tuvo
y se murió de perfil.
Viva moneda que nunca
se volverá a repetir.
Un ángel marchoso pone
su cabeza en un cojín.
Otros de rubor cansado,
encendieron un candil.
Y cuando los cuatro primos
llegan a Benamejí,
voces de muerte cesaron
cerca del Guadalquivir.
Des cris de mort ont retenti
près du Guadalquivir.
Clameurs du fond des âges
à l’assaut d’une voix d’œillet mâle.
Il leur a planté dans les bottes
ses crocs de sanglier,
puis jaillissait de la mêlée
comme un dauphin ruisselant.
Dans le sang ennemi
il a trempé son foulard cramoisi,
mais seul contre quatre poignards
il fallait qu’il succombe.
A l’heure où les étoiles criblent
de leurs lances la surface de l’eau grise,
où les taurillons endormis rêvent
qu’ils fondent sur des capes de giroflée,
des cris de mort ont retenti
près du Guadalquivir.
*
― Antonio Torres Heredia,
Camborio au poil dru,
hâlé par la lune verte,
avec ta voix d’œillet mâle,
qui t’a ôté la vie
près du Guadalquivir ?
― Ce sont mes quatre cousins Heredia,
natifs de Benamejí.
Ce qu’ils méprisaient chez les autres,
chez moi ils le jalousaient :
mes souliers couleur muscat,
mes médaillons d’ivoire
et la peau de mon visage
massée d’olive et de jasmin.
― Helas ! Antoñito el Camborio,
toi qui étais digne d’une impératrice !
tourne-toi vers la Vierge,
car tu vas périr.
― Ah ! Federico García,
cours chercher les gendarmes !
Déjà mes reins sont brisés
comme une tige de maïs.
Trois fois il vomit son sang
avant de mourir de profil,
vivante médaille, comme
jamais l’on n’en verra plus.
Un ange au pas chaloupé
pose un coussin sous sa tête.
D’autres, accablés de honte
allument une veilleuse.
Et lorsque les quatre cousins
arrivent à Benamejí,
les cris de mort ont cessé
près du Guadalquivir.
V ― San Gabriel (Sevilla)
I
anchos hombros, fino talle,
piel de nocturna manzana,
boca triste y ojos grandes,
nervio de plata caliente,
ronda la desierta calle.
Sus zapatos de charol
rompen las dalias del aire,
con los dos ritmos que cantan
breves lutos celestiales.
En la ribera del mar
no hay palma que se le iguale,
ni emperador coronado
ni lucero caminante.
Cuando la cabeza inclina
sobre su pecho de jaspe,
la noche busca llanuras
porque quiere arrodillarse.
Las guitarras suenan solas
para San Gabriel Arcángel,
domador de palomillas
y enemigo de los sauces.
San Gabriel : El niño llora
en el vientre de su madre.
No olvides que los gitanos
te regalaron el traje.
Un beau garçon élancé comme un jonc,
large d’épaules, hanches étroites,
la peau plus douce qu’une pomme la nuit,
une bouche triste, de grands yeux,
vif comme l’argent en fusion,
arpente la rue déserte.
Ses souliers vernis
piétinent à deux temps les dahlias
dans le vent, et chaque pas
en emporte au ciel le deuil fugace.
Sur le rivage marin
pas un palmier ne l’égale,
ni d’empereur en majesté,
ni aucun astre dans sa course.
Quand il incline la tête
sur son torse de jaspe,
la nuit éperdue se jette
à genoux sur les plaines.
Les guitares se mettent à jouer
seules pour saint Gabriel Archange,
dresseur de colombes
et ennemi des saules.
― Saint Gabriel, écoute ! l’enfant pleure
dans le ventre de sa mère.
N’oublie pas les gitans
qui t’ont offert le costume.
II
bien lunada y mal vestida,
abre la puerta al lucero
que por la calle venía.
El Arcángel San Gabriel,
entre azucena y sonrisa,
biznieto de la Giralda,
se acercaba de visita.
En su chaleco bordado
grillos ocultos palpitan.
Las estrellas de la noche
se volvieron campanillas.
San Gabriel : aquí me tienes
con tres clavos de alegría.
Tu fulgor abre jazmines
sobre mi cara encendida.
Dios te salve, Anunciación.
Morena de maravilla.
Tendrás un niño más bello
que los tallos de la brisa.
¡ Ay San Gabriel de mis ojos !
¡ Gabrielillo de mi vida !,
para sentarte yo sueño
un sillón de clavellinas.
Dios te salve, Anunciación,
bien lunada y mal vestida.
Tu niño tendrá en el pecho
un lunar y tres heridas.
¡ Ay San Gabriel que reluces !
¡ Gabrielillo de mi vida !
En el fondo de mis pechos
ya nace la leche tibia.
Dios te salve, Anunciación.
Madre de cien dinastías.
Áridos lucen tus ojos,
paisajes de caballistas.
*
El niño canta en el seno
de Anunciación sorprendida.
Tres balas de almendra verde
tiemblan en su vocecita.
Ya San Gabriel en el aire
por una escala subía.
Las estrellas de la noche
se volvieron siemprevivas.
Anunciación de los Reyes,
si gracieuse et si mal vêtue,
ouvre sa porte à l’astre de lumière
qui dans la rue s’avance.
C’est l’archange saint Gabriel,
mi-lys, mi-sourire,
arrière-petit-fils de la Giralda,
qui vient en visite.
Sur son gilet brodé
des grillons cachés palpitent.
Liserons nocturnes,
les étoiles s’entrouvrent.
― Saint Gabriel, me voici
trois fois transpercée d’allégresse.
Ton éclat fait s’ouvrir les jasmins
sur mon visage embrasé.
― Dieu te bénisse, Anunciación,
adorable brunette.
Tu auras un enfant plus beau
que les bourgeons dans la brise.
― Ah ! saint Gabriel, prunelle de mes yeux !
Mon petit Gabriel chéri !
Je voudrais tant t’asseoir
sur un trône d’œillets de poète !
― Dieu te bénisse, Anunciación,
si gracieuse et si mal vêtue.
Ton enfant aura sur la poitrine
un grain de beauté et trois blessures.
― Ah ! saint Gabriel, comme tu brilles !
Mon petit Gabriel chéri !
Déjà au fond de mes seins
je sens naître le lait tiède.
― Dieu te bénisse, Anunciación,
mère de cent dynasties.
Dans tes yeux arides luisent
des paysages de chevauchée.
*
L’enfant se met à chanter dans le sein
d’Anunciación, surprise.
Trois dragées d’amande verte
tremblotent dans sa petite voix.
Déjà saint Gabriel par une échelle
remonte dans les airs.
Immortelles nocturnes,
les étoiles se referment.